lundi 11 mars 2019

Premiers jets


Voilà trois semaines que je suis à Rio. J’aimerais essayer de partager ici quelques moments, quelques sensations, du pire comme du meilleur. De la beauté comme j’en ai rarement vue à des situations quelques peu choquantes, déstabilisantes. Mais tout cela ne fait que commencer. 
Tout d’abord je me rends compte que je suis arrivée à un moment très particulier, l’avant-carnaval, et aussi de manière plus générale, juste après les élections présidentielles qui sont le résultat d’une énorme crise sociale et économique au Brésil. Je ne vais pas rentrer dans trop de détails car je ne me sens pas encore assez à l’aise, je ne comprends encore pas très bien comment tout ça fonctionne et ça reste un autre monde, très loin du mien, avec une histoire dense et complexe. 
Ayant fait déjà quelques visites avec des guides assez exceptionnels, des guides qui n’essayent pas de cacher la réalité mais au contraire qui mettent en lumière les paradoxes de cette ville, sa beauté autant que sa réalité sombre et poignante, j’ai déjà pu percevoir quelques fonctionnements que je vais essayer de mettre en mots. 

Tout d’abord, il faut savoir que l’esclavage ici a été abolit il n’y a que cent cinquante ans (c’est cinquante ans de plus qu’en France par exemple) et que cela a un énorme impact sur la vie quotidienne des gens encore aujourd’hui. Le Brésil est une société très raciste. Pour nous, européens, qui sommes également baignés dans du racisme et toutes formes de discriminations en général, c’est cependant un autre regard à avoir car le racisme n’est pas vraiment le même. Il est plus visible encore.  Plus frontal. En fait tout ici est plus visible et plus frontal. Je pense d’ailleurs que c’est le cas dans beaucoup de pays d’Amérique Latine. La richesse, la pauvreté, la misère, le luxe, la fête à n’en plus finir à côté de gens qui vivent et dorment dans la rue, qui ramassent les canettes vides pour faire quelques sous en les revendant pour le fer qu’elles contiennent, et bien d’autres joyeusetés encore. En France par exemple la classe majoritaire est la classe moyenne, et même si elle s’appauvrit et se précarise d’année en année, elle reste majoritaire. Les pauvres sont plutôt cachés, exclus, ont honte de leur précarité et préfèrent la masquer. Ici au Brésil la classe moyenne est bien plus réduite, et avec les nouvelles mesures gouvernementales elle tend encore à diminuer. Les seules aides disponibles, majoritairement mise en place par le gouvernement de Lulla sont supprimées ou en cours de suppression. La poignée de riches dirigent et imposent les règles. Evidemment des blancs, des hommes, mais ça… on connaît aussi par chez nous. 

Sachant tout ça, j’arrive juste avant la fête la plus importante de la ville, voir du pays entier, cette fameuse fête où tout est permis, où toutes les apparences sont transformées, les peaux luisantes de paillettes, les corps dénudés, et les passions déchaînées. Est-ce que vous sentez le paradoxe ? 
Je pense sincèrement qu’il est difficile de ne pas se rendre compte, une fois sur place, de cette grande incohérence, de ce malaise. Mais ce qui m’a le plus surpris, c’est qu’il est aussi très facile de faire semblant de ne pas le voir, de regarder ailleurs. Se perdre dans la beauté de la ville, dans les rythmes endiablés de sambas, dans le spectacle fabuleux des chars qui défilent, dans la chaleur des rencontres, l’alcool, les bouchent qui s’embrassent sans honte aucune. Cette culture étant si riche, si dense, si métissée, il est impossible de ne pas se laisser enlacer par elle. Elle nous berce joyeusement. Jusqu’au moment où… la fête ne suffit plus à faire illusion, à boucher les trous. Pour moi c’était le premier jour de carnaval où ça s’est fissuré. Je me suis rendue compte du trop. Je n’avais pas réussi à trouver le bon lieu ou être, où me sentir bien.  Ce que j’avais jusque là plutôt bien réussi à faire et sans trop d’effort. 

Ce soir là, la beauté a disparue et a laissé place à une odeur qui m’est vite parue insupportable : la viande brûlée. Voilà comment je résumerais cette soirée, par cette odeur qui reste, qui s’incruste, qui étouffe. J’ai été étouffée par cette ambiance de fête, qui pour le coup n’avais rien d’intéressant et encore moins de profond. Beaucoup de superficialité, de paraître. Ceci est un des versants du carnaval (peut être aussi un des versants du Brésil), mais il cohabite très bien avec beaucoup d’autres aspects, notamment l’amour de la vie et la joie d’exister, de s’aimer, de célébrer. Je trouve que jusqu’à maintenant les brésiliens gagnent la palme de la célébration, du jaillissement de vie, et d’avoir cette liberté d’assumer ce droit à en jouir pleinement, sans honte. Quand je ressens ces moments là, et j’en ai vécu quelques uns déjà, je me dis qu’il serait extrêmement triste de vivre une vie sans ces petites pépites qui donnent du sens à l’existence. De juste passer à côté. De même pour les paysages. Il y a des paysages incroyables partout sur Terre mais une fois que tu commences à en voir, tu te dis que tu ne peux plus vivre sans cette beauté, ces petites piqures esthétiques qui font tellement de bien à l’âme… Et on s’habitue plutôt vite à la beauté une fois qu’on y a goûté. La grisaille nous paraît vite peu attractive. Et l’aseptisation de nos sociétés en comparaison à cette vie qui jaillit,  qui bien sûr a un côté épuisant et douloureux, car voir la misère dans les yeux est un événement qui ne laisse pas indifférent… Mais qui, bizarrement, a un côté rassurant. On ne peut pas cacher tant de problèmes et d’inégalité à la fois. On ne peut pas faire comme si. Alors tout est là sous nos yeux, et nous oblige, à un moment où à un autre, à se positionner. Qui suis-je dans tout ça ? Mes privilèges ? Mes problématiques ? que puis-je faire ? Comment ne pas être juste un touriste de plus ? Je trouve ces questions très compliquées et très prenantes pour la simple et bonne raison qu’il est difficile d’y répondre sans rester un certain temps dans un endroit. Comprendre. Parler avec les gens, les écouter, les observer. Mettre en perspective les points de vues, faire des expériences diverses et en tirer ses conclusions. Voilà comment on peut arriver à se positionner. Mais cela demande du temps et un état d’esprit particulier. Voilà pourquoi je suis heureuse de rester un certain temps ici, pour m’imprégner et me positionner. En tant que femme, européenne, blanche. En tant qu’être humain qui a envie de croire en d’autres être humains, se laisser guider par eux, et donner tout ce que je peux donner tout en respectant qui je suis et mes limites.  

Voilà. Rien que ça. C’est avec cet état d’esprit que je commence le voyage. Avec déjà de merveilleuses rencontres, notamment une française, une âme voyageuse, je crois qu’on s’est reconnues dans cette confusion délicieuse et qu’on ne s’est pas vraiment lâchées depuis. La vie est bien faite des fois, quand on est juste avec soi. Et puis tellement d’autres aventures qui arrivent. Tellement de sourires des gens aux moments où on ne s’y attend pas. Cette fluidité du corps et de l’esprit qui est si bloquée là d’où je viens, si restreinte. Chez moi, le corps est contrôlé par l’esprit. Ici, avec cette chaleur, le corps existe avec plus de force. Il transpire. Il colle. Il est visible. La peau, les plis, la graisse, les fesses. J’ai acheté mon premier maillot de bain brésilien, j’aimerais moi aussi ne pas avoir honte de mon corps de femme. J’aimerais m’en foutre d’avoir quelques bourrelets. J’aimerais aimer voir tous les corps et les aimer pour ce qu’ils sont. Le Brésil me fait du bien. Le Brésil me prend dans ses bras et jour après jour, je grandis avec lui.






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