mardi 29 janvier 2019

De Rioz à Rio

Je m’appelle Gaëlle, et je vais avoir vingt trois ans dans exactement huit jours au moment où je commence ce texte. Je suis née à Besançon, ville que je ne cesserai jamais d’aimer de tout mon cœur, puis j’ai grandi en Haute-Saône, dans un petit village qui s’appelle Montboillon, pas plus de cent cinquante habitants. J’ai une sœur, Eva, qui vient d’avoir dix huit ans, et des parents qui se sont séparés quand j’avais neuf ans. Avant de revenir vivre à Besançon, cela fait plus de cinq ans maintenant, j’ai vécu dans d’autres petits villages, puis des petites villes, dont Rioz, avec un « z ». Dans exactement un mois je m’envole pour Rio, sans « z » cette fois. J’ai perdu une lettre au passage, je me suis allégée pour pouvoir prendre mon envol (un peu de poésie dans ce monde qui en manque cruellement, c’est cadeau !). Que s’est-il passé alors, pour que je perde une lettre ? Qu’est ce qui, dans mon histoire, m’emmène à partir à l’autre bout du monde à ce moment là de ma vie ? Je ne sais pas si je pourrais bien répondre à cette question puisqu’il y aura toujours une part de mystère dans ce choix, comme dans tous les autres. Mais ce choix là, je crois que j’ai envie d’en parler un peu, parce que je ne suis pas la seule à le faire, et je ne serai sûrement pas la dernière.



Partir loin. Ou simplement partir, pas forcément loin, mais est-ce vraiment la quantité de kilomètres qui comptent ? Parfois il suffit simplement de faire quelques mètres pour être dépaysé, voir quelques pas de côté. Mais ça, c’est encore un autre débat… J’ai fais le choix, pour mon premier grand voyage (puisque le Brésil sera le deuxième !), de rester en Europe. Ça me rassurait, je n’étais pas prête à franchir autant de mer d’un coup (ou peut être à quitter la mienne ?), à ne pas avoir la possibilité de rentrer subitement si je ne me sentais plus capable d’être loin, sans mes repères. J’avais envie de partir, déjà depuis quelques années, je sentais que c’était là, que ça bouillonnait, que ça me poussait de l’intérieur, mais j’ai attendu d’être prête. Vraiment prête. On n’imagine pas la quantité de choses qu’un départ (à partir du moment où la date est fixée et les billets d’avion achetés) peut engendrer à l’intérieur de soi. Un grand bouleversement, qui vient nous rappeler (ou nous apprendre) toutes ces peurs tapies au fond de nous, toutes les croyances qu’on a pu emmagasiner depuis toutes ces années, l’insécurité, l’impression qu’on y arrivera jamais ou qu’on est trop petite pour une si grande aventure. Alors il y a sept cent jours et quelques, j’ai pris mon courage à deux mains, et j’ai décidé que j’en serai capable. Moi, Gaëlle Hauger, franc-comtoise ayant grandi dans un petit village de cent cinquante habitants, moi qui rêve d’être artiste et d’en vivre, ayant opté (en détournant le système, car mon lycée de rattachement se trouvait à Vesoul !) pour une filière littéraire cinéma et théâtre dans le lycée du centre ville de Besançon, puis pour une formation qui me destinait à devenir comédienne, moi qui avait des étoiles pleins les yeux dès que quelqu’un me parlait du voyage (du grand !) et de toute l’expérience que ça avait l’air d’apporter, et bien oui, puisque d’autres l’avaient fait et n’avait par l’air de le regretter (au contraire…), pourquoi pas moi ?



Pour ajouter un peu de piquant, je me suis donné un grand défi : je suis partie seule, dans un pays dont je ne connaissais pas la langue. Je baragouinais en anglais (au début c’était une catastrophe, je traduisais tout littéralement et mes « th » sonnaient vraiment très « ze »), et j’étais incapable d’avoir une conversation en portugais (oui, je suis partie à Porto, pendant un an, en Erasmus). Et je peux vous le dire en toute honnêteté : j’ai galéré ma race. Je me suis sentie dépossédée de moi-même, je ne savais plus très bien qui j’étais sans ma langue et mes habitudes, sans la compréhension des événements qui se déroulaient devant moi (et mon besoin de contrôler ma vie…). J’étais perdue, vraiment, pour de vrai, et j’ai eu des moments où je me sentais aspirée par un énorme vortex invisible. J’ai pensé « c’est trop pour moi, je me suis fourrée dans un challenge que je ne vais jamais relever, je ne suis pas assez solide, je n’ai pas assez confiance en moi », mais pour autant je n’ai jamais voulu rentrer à Besançon, parce qu’à côté de ça il y avait des choses tellement merveilleuses que je vivais, des personnes tellement incroyables que je rencontrais, que je ne pouvais que me dire « tiens bon, ça va passer, accroche toi et ravale ton égo ».



Les premières semaines, je me sentais assez fragile et démunie. Je n’avais pas vraiment le temps ni l’énergie de penser tellement l’effort pour essayer de comprendre ce que le gens disaient était énorme et épuisant. J’étais épuisée. Et à la fois, je ne me suis jamais sentie aussi vivante, aussi en vie, en mouvement, en expérience, que pendant ces premiers mois. Tout était nouveau, chaque moment était une épreuve : demander du pain à la boulangère, suivre des cours en portugais, être en collocation avec deux personnes qui ne parlent pas les mêmes langues que moi, devoir parler de choses profondes en anglais, comme de politique, sachant déjà qu’en français je galère, faire des courses dans des magasins que je ne connais pas, être loin des gens qui me rassurent... Et pourtant, ça restait très semblable à ce que je connaissais au niveau des codes et des normes, du fonctionnement global de la société. Alors imaginons sur un autre continent… Je ne dis pas que j’ai bien fais ou mal fais de commencer par l’Europe, certain.e.s vont directement loin et c’est aussi très bien comme ça. Je dis que pour moi, à ce moment là de ma vie, c’était déjà énorme et que j’avais besoin d’y aller par étape. Même chose pour la langue : le portugais reste une langue latine et bien qu’elle soit dure à apprendre, il y a pleins de mots très proches du français. Mais je vous assure que vivre avec trois langues en permanence dans la tête, ça fait bizarre… surtout quand avant on était pas dans une grande dynamique linguistique avant de partir… se surprendre à penser en anglais, tourner en boucle sur certains mots ou expressions qui nous intriguent sans comprendre vraiment pourquoi, être incapable de prononcer certains sons sans avoir l’air super ridicule et « petite française », bienvenue dans mon quotidien pendant un an. D’ailleurs, je ne me suis jamais sentie aussi autant « française » qu’à l’étranger. Je l’ai compris quand mon colloc espagnol mettait le vin rouge au frigo… Grand dieu.



Bref. Mes premiers mois ont été incroyablement riches sur pleins de plans, notamment le plan artistique puisque j’ai du contourner mon handicap du langage pour créer, ce qui m’a amené à découvrir pleins de nouveaux horizons. Puis, au bout d’un moment, de manière la plus naturelle du monde, j’ai retrouvé mes repères dans le chaos. La difficulté avec ce processus, en tout cas pour ma part, c’est que je me suis tellement adaptée que j’en suis venue à oublier un peu ce dont j’avais vraiment besoin. Ce qui me correspondait vraiment. Alors j’ai tenté pleins de trucs super nouveaux, sur le moment je me suis sentie grandie, j’étais même fière de moi en me disant par exemple « ouah aujourd’hui tu as mis en scène une anglaise, deux portugais et une espagnole tout en parlant anglais, et ça s’est bien passé, ils t’ont compris et en plus le processus est intéressant, t’es une ouf meuf !!! », ou « putain t’as réussi à parler d’anarchisme en anglais là, ou de sexisme, ou de racisme, et tes arguments étaient pas si dégueu ! » ou encore « j’ai compris au moins 20% du cours aujourd’hui, quelle avancée ! », et pleins d’autres trucs du genre… Mais je suis arrivée à un stade où je me suis un peu oubliée. Je pensais toujours aux autres, à passer du temps avec mes nouveaux amis puisque je ne les reverrai peut être plus dans quelques mois, ou je me disais qu’on ne sera plus réunis tous ensemble, et que c’était le moment d’en profiter… et j’ai fini par oublier d’écouter ce dont j’avais vraiment besoin : la solitude. Pas la solitude qui résulte d’un gros trou béant que tu n’arrives pas à combler toi-même parce que tu n’as pas encore assez confiance, ou que tu es à côté de toi-même, celle là bon c’est une autre affaire pour la faire disparaître, mais je parle de la solitude dont on a besoin pour se recentrer, pour se comprendre, pour s’écouter et prendre soin de soi, vraiment, profondément et sincèrement. Celle là je ne sais d’ailleurs pas vraiment si je l’ai trouvée… mais en tout cas, à ce moment là de ma vie, j’ai compris qu’elle était en train de se noyer dans un torrent d’informations qui prenaient toute la place. J’étais pleine, comme un œuf, et ma petite voix intérieure n’arrivait plus vraiment à se frayer un passage, ou alors pour me dire « ça va plus, rien ne va plus, tu as beau être entourée de personne que tu aimes, tu es en train de les détester petit à petit, tu ne prends plus plaisir, tu t’éteins ».



Voila schématiquement le deuxième grand moment de mon voyage, après l’excitation intense du début, le « tout est nouveau tout est incroyable », je m’étais complètement emmêlée dans moi-même, jusqu’à en perdre mon amoureux de l’époque qui lui-même ne me reconnaissait pas. La fin de mon année Erasmus n’a pas été si facile, car je n’ai pas bien réussi à retrouver mon chemin au milieu de cette jungle luxuriante, j’avais déjà trop intégré ce nouveau rythme de vie, et je n’arrivais pas bien à m’en protéger, à m’en détacher. J’ai fais ce que j’ai pu sur le moment, je suis aussi tombée amoureuse malgré moi, ce qui n’a pas facilité les choses… je vivais dans une sorte de cauchemar qui ne pouvait s’arrêter que quand j’aurais quitté définitivement la ville… et mon appartement, lieu de nombreuses fêtes et autres aventures sentimentales douloureuses (et aussi joyeuses, mais ça je n’en m’en souvenais plus vraiment). En fait, je n’ai pas envie de qualifier cette fin d’Erasmus comme un moment un peu naze, parce que quand même il y eu pleins de trucs super chouettes et j’ai continué d’être heureuse d’y être et de vivre ce que je vivais jusqu’à la fin, mais à l’intérieur de moi c’est comme si j’avais du mal à me sentir vraiment bien, détendue et reconnaissante. Comme si finalement je n’avais plus d’espace pour accueillir quoi que ce soit de nouveau. Bien sûr l’idée de partir me rendait triste car j’adorais la ville, et je me suis fais des amis qui sont devenus (et qui restent) très importants pour moi, qui m’ont fait découvrir des nouvelles manières d’investir des relations, des nouvelles manières de se comprendre et d’apprendre à se connaître, plus instinctives, plus graduelles. J’étais tiraillée entre le besoin net de me casser de cet endroit (chez moi, j’entends, cet appartement dans lequel j’avais déjà passé trop de temps à mon goût, qui était devenu une sorte de prison mentale), et la peur de rentrer, de retrouver ma réalité planplan, ma ville que je connais par cœur, mon université… ça me paraissait fade d’avance.



Mais, contre toute attente, rentrer était vraiment nécessaire et agréable. J’ai été rapidement très occupée (le secret pour ne pas sombrer et bader toute seule en repensant à son année Erasmus), et j’ai eu une chance incroyable puisque j’ai trouvé un logement en sous-location au centre ville, où je vivais seule. Après tant de bruit, tant d’informations, tant d’individus à qui s’adapter en permanence… la solitude. La bonne. Le silence. Le calme. Personne pour m’emmerder. Personne pour passer le temps et avoir de chouettes conversations aussi… mais bon, on ne peut pas tout avoir ! Le retour aux sources. Mes sources. Le Doubs, les bars (CHERS), les soirées, les copains, les cours, le travail mais cette fois qui fait vraiment sens, pas un travail alimentaire à la con (bon à part le fait que j’ai bossé en usine en arrivant mais c’était que deux semaines donc ça compte pas trop), ma famille. La vie qui reprend. Mais pas la même qu’avant, une différente, une plus éveillée, plus curieuse, plus consciente des détails et des gens. Mon regard avait changé, il était devenu plus doux, plus sensible. Je me sentais plus affirmée sur pleins de sujets, et tellement contente de reparler ma langue… de retrouver toute la subtilité d’une langue qu’on maîtrise, la fluidité, le confort. Je me suis dit alors que le confort n’était pas forcément une mauvaise chose (moi qui l’avait fuit à tout prix), qu’il était nécessaire à certains moments de sa vie. Je n’aurais pas pu repartir directement ailleurs, j’avais besoin de digérer, de me poser, de réfléchir, et de me préparer au prochain voyage. Je savais que le Brésil m’attendait, sagement, enfin sagement… plutôt tumultueusement, si on en croit son état politique actuel.



En fait, une fois qu’on a goûté à ce tremblement de terre que laisse le voyage en nous, et je crois que beaucoup de voyageu.se.r.s sont d’accord là-dessus, on tire un énorme trait sur toutes nos certitudes (si tant est que nous en avions), et on en redemande. Pour un tas de raisons. Pour ma part, je me dis que rester trop longtemps sans bouger est synonyme de mort. Encore une fois, bouger n’est pas forcément aller à l’autre bout du monde. Bouger est un état d’esprit, une philosophie de vie à part entière. Bouger veut dire : ne pas croupir dans des certitudes, dans des habitudes, dans des normes imposées qui ne correspondent finalement pas vraiment à des rêveurs, à des utopistes, dont je crois faire parti. Bouger c’est prendre le risque de se ramasser. De se faire voler tout ce qu’on possède (au sens propre et figuré). De se mettre en danger. D’être précaire. D’être seul.e. Mais finalement, tout ça, on le risque aussi en ne bougeant pas. En restant vissé.e sur sa chaise, bien sagement, à regarder le journal de 20h. Ça fait d’ailleurs trois ans et demi que je n’ai plus la télé. Que j’essaye de réduire ma consommation de viande, de déchets, de CO², de conneries. J’ai encore tellement de choses à modifier… mais le monde évolue, et nous, petits humains en quête de sens, sommes en train de nous réveiller, face à la gravité de la situation mondiale. Les prises de conscience se multiplient et heureusement, elles sont contagieuses.



Pourquoi Rio ? Les « hasards » de la vie. Disons que c’est une destination qui est venue à moi par des voies universitaires, des accords qui existaient déjà et dont de nombreuses personnes de mon entourage ont déjà bénéficiés. Et puis après le Portugal, le Brésil fait sens. J’ai déjà rencontré pas mal de Brésiliens, et j’ai cette impression étrange que je ne pourrais les comprendre qu’une fois arrivée chez eux. Le Brésil fait parti de ces pays qui semblent souffrir, comme tant d’autres, de l’américanisation, du fascisme, de la peur, de la misère. Une poignée de riches pour une rivière de pauvres. La violence qui fait loi. Mais je me dis que finalement, ce n’est qu’une version plus avancée de ce que je connais déjà en vivant en France. Car je ne veux pas me leurrer : le capitalisme fait des ravages dans le monde entier, et la peur semble se propager à la vitesse de la lumière.  Alors pourquoi diable ai-je envie d’aller dans un pays qui semble encore plus en crise que le mien ? Certaines personnes m’ont dit de ne pas y aller. Que ce n’était pas le moment. Que c’était dangereux. J’avoue que j’ai reconsidéré les choses, que j’ai douté, surtout après les résultats des élections. Mais ça n’a pas suffit pour me faire changer d’avis. J’aurais l’air de quoi d’ailleurs ? « Non je n’y vais pas car j’ai peur ». Je ne veux pas céder à la peur. Je ne veux pas écouter ceux qui me transmettent leurs peurs. J’en ai déjà bien assez comme ça. Alors je me rebrousse les manches, j’écoute cette petite voix au fond de moi qui a retrouvé assez d’espace pour parler à nouveau, et je me lance. Je pars découvrir ce pays fabuleux, ses plages incroyables, ses rythmes de samba et autres danses magnifiques à en faire valser les étoiles, sa langue chantante et délicieuse, ses couleurs vives et explosives, son atmosphère si mystique que je ne connais pas encore -mais dont je rêve déjà.  



Je me lance alors ce nouveau défi : partir toute seule à Rio pour un semestre universitaire, y vivre six mois, et tout ça avec très peu d’argent. Encore une fois, quelle folie ! Mais moi, contrairement à d’autres, et c’est ce que je me répète constamment : je fais ce choix consciemment, et pas parce que je dois fuir mon pays en guerre. J’aurais toujours des gens sur qui compter en cas de pépins, des gens qui m’aiment et qui prendront soin de moi, même de loin. Je ne suis pas seule : tout l’Univers est avec moi !



J’ai bien conscience du fait que la vie est un long chemin, que chaque expérience ne représente parfois qu’un petit caillou, et que si l’on observe seulement ce caillou on a l’impression de ne pas avoir vraiment avancé… (quelle métaphore incroyable !). Mais plus j’avance sur mon chemin, plus j’arrête d’essayer de me comparer aux autres, et plus je me rends compte d’une certaine cohérence. Ces cailloux qui se rejoignent alors que je les avais involontairement isolés (cette métaphore filée est définitivement incroyable…). Je crois qu’il faudrait vraiment avoir un peu plus confiance, et se faire un peu plus confiance, surtout. Se dire que même si pendant un temps c’est la merde et qu’on galère, qu’on a l’impression de toucher le fond, et bien c’est peut être précisément de cela qu’on avait besoin pour vivre le truc incroyable après, faire LA rencontre, LE voyage, trouver LA force qui étaient en nous depuis le début mais qui juste était cachée par tout un tas de peurs… Et aussi, arrêter de croire que la société va nous apporter ce dont on a besoin. Cette société elle est malade, et c’est dans le désir de la faire évoluer qu’on y trouvera, peut être, notre bonheur.